Lorsque Pierre Perron fait son entrée, en 1989, le Conseil national de recherches du Canada (CNRC) et le Canada traversent une période agitée. En effet, le CNRC vient d'amorcer la transformation de ses divisions scientifiques en instituts et le boom technologique des télécommunications, de la biotechnologie et de la science des matériaux promet de métamorphoser la société et l'économie dans le monde entier. De plus, le concept d'innovation prend racine dans l'esprit des décideurs, des politiciens et des chefs d'industrie.
L'année 1989 est désormais reconnue comme celle qui a vu naître le World Wide Web, déclenchant des recherches dans tout l'éventail des technologies sous-jacentes, souvent avec le CNRC en figure de proue. Cependant, cette période en est aussi une d'austérité, de sorte que, sous la férule de son nouveau président, le CNRC se met simultanément à chercher comment alléger ses dépenses ou réaffecter des fonds précieux tout en repensant son organisation afin d'attaquer de front les enjeux d'un monde en ébullition et d'en exploiter toutes les possibilités.
Son économie étant tributaire dans une large mesure de l'extraction des richesses naturelles, le Canada courait le risque de se laisser dépasser par les nations faisant la course pour accéder à l'économie du savoir, tâche monumentale qui exigeait que les trois moteurs de l'innovation — le commerce, l'enseignement supérieur et l'administration publique — tournent au même rythme dans un but commun.
Fort d'une expérience considérable acquise au sein de la fonction publique fédérale et provinciale et animé d'une conscience très aigüe de la tâche aux multiples facettes que l'on venait de lui confier, Perron avait tout ce qu'il fallait pour prendre la tête du CNRC. Ce diplômé en métallurgie et en génie des métaux avait entamé sa carrière en tant que chercheur aux laboratoires nucléaires d'Énergie atomique du Canada limitée, à Chalk River. Perron avait occupé des postes de plus en plus importants chez Hydro Québec, au Centre de recherche industrielle du Québec et au ministère de l'Énergie et des Ressources de la même province avant de bifurquer vers la fonction publique fédérale, en 1985, à titre de sous-ministre adjoint de l'Énergie, des Mines et des Ressources, poste qu'il occupa quatre ans avant d'être parachuté à la direction du CNRC, pour y remplacer le chimiste J. Larkin Kerwin, en poste de 1980 à 1989.
Perron fut placé à la barre du CNRC en 1989, ayant acquis la réputation d'être un homme « axé sur la performance » dont le passage au ministère de l'Énergie, des Mines et des Ressources avait permis d'atténuer l'impact de l'ancien Programme énergétique national. Entre autres tâches, à son arrivée au CNRC, Perron devait remodeler l'appareil bureaucratique pour reprendre en main les dépenses liées aux activités de l'organisation et mieux les aligner avec les besoins des entreprises.
À l'époque, une personne du ministère de l'Énergie, des Mines et des Ressources décrivit Perron comme quelqu'un d'« âpre à la tâche et d'une intelligence peu commune, particulièrement doué pour défendre un programme ».
« Lorsqu'il croit en quelque chose, il le défendra bec et ongles, mais il doit d'abord être convaincu », avait déclaré cette personne. « Et quand il défend quelque chose, il obtient généralement gain de cause. »
Un autre membre du ministère de l'Énergie, des Mines et des Ressources avait souligné le doigté de Perron dans ses contacts avec la machine gouvernementale — atout majeur face aux pressions que commençaient à exercer sur le CNRC ceux estimant que l'État injectait beaucoup trop d'argent dans la recherche et développement (R-D) intramuros.
La restructuration du CNRC s'était amorcée un peu plus tôt, en 1989, sous la direction de Ross Pottie, le vice-président exécutif, qui en avait confié l'exécution à Clive Willis et à Earl Dudgeon, vice-présidents respectifs des sciences et du génie. L'exercice touchait plus de la moitié des ressources scientifiques et techniques du CNRC. La nécessité de rendre l'économie canadienne plus performante donna naissance à de nouveaux programmes, les vice-présidents ayant obtenu un pouvoir discrétionnaire sur les millions de dollars en réserve. On imposa aussi une meilleure coordination des activités dans certains domaines comme la biotechnologie, où des projets thématiques regroupant des divisions supplantèrent les unités autonomes et cloisonnées dont était constitué le programme jusque-là. Certes, les divisions formaient toujours l'ossature du Conseil, mais plus pour longtemps. La situation allait changer avec l'arrivée de Perron.
D'un autre côté, le CNRC était aux prises avec le délicat problème de préserver l'équilibre entre son financement par des activités lucratives et la recherche d'autres sources de revenus et la préservation de son patrimoine intellectuel.
« Avec toute l'attention que suscitait la clientèle, il ne fallait pas brûler les meubles pour chauffer la maison », avait déclaré Keith Glegg, vice-président du transfert technologique au CNRC, lors d'une entrevue pour Research Money, réalisée en 1989. « Pour alimenter les programmes, la machine intellectuelle doit tourner à plein régime. »
L'un des premiers soins du nouveau président consista à orchestrer les efforts visant à mieux répartir les activités et les installations du CNRC sur le territoire. Avant la nomination du président et suivant les conseils de Kerwin, le CNRC avait lentement commencé à s'affranchir de sa forte centralisation à Ottawa, ajoutant des installations à Winnipeg (aérospatiale), à Boucherville (matériaux industriels), et à Terre-Neuve (large bassin pour l'essai des véhicules marins) aux quelques laboratoires déjà aménagés à Halifax et à Saskatoon.
La régionalisation survint en dépit du budget passablement anémique, caractéristique de la présidence de Perron : 437,8 millions de dollars en 1989 (contre 485 millions l'année antérieure), graduellement relevés à 476,5 millions en 1993.
« L'économie d'alors était toujours largement commandée par le capital et la main-d'œuvre. Il fallait composer avec ces facteurs. La technologie, paramètre invariable qui permettait de faire fructifier davantage l'argent et le travail, n'arrivait qu'au troisième plan », explique Willis, qui a passé 27 ans au CNRC, y débutant comme chimiste, en 1971, avant de gravir les échelons pour devenir, sous Perron, vice-président de la recherche. « À la fin des années Kerwin et au début du règne de Perron, nous avions compris en quoi consistait l'innovation, et l'organisation s'était engagée dans cette voie. Nous possédions le savoir, il ne restait qu'à le développer pour lui trouver une application. Nous créions des connaissances utiles pour le secteur privé — et le milieu universitaire au besoin —, pour lui venir en aide. Nous étions très impliqués dans tout ce concept qu'est l'innovation. »
Dans une allocution pour l'Empire Club of Canada, Perron insistait sur le fait qu'il était urgent de mettre au point et d'adopter de nouvelles technologies. Malade au moment où il devait prononcer cette allocution, Perron confia la tâche à Pottie. Le discours parlait de la prospérité que connaissait alors le Canada comme d'un « mirage », car la technologie et l'innovation occupaient peu de place dans l'économie, fondée avant tout sur l'exploitation des ressources naturelles.
« Tant qu'il ne consacre pas plus d'argent à l'enrichissement des connaissances, tant qu'il n'investit pas davantage dans la recherche pure, et tant qu'il ne prendra pas sa destinée en main en développant ce capital intellectuel qui est la force des nations industrialisées, le Canada ne fera que se rapprocher du désastre économique, indiqua Pottie. Ceux qui gouvernent notre pays n'ont pas réussi à identifier les bonnes priorités. Ils n'ont pas déterminé où notre force devrait se concentrer, même si cela suppose des choix difficiles. Faute de consensus national, nous avons tenté d'accorder généralement le même traitement autant aux gagnants qu'aux perdants. »
Un an plus tôt, expliqua Pottie, le CNRC avait manifesté l'intention de « troquer l'internalisation pour l'externalisation, aussi bien dans le choix des activités que dans leur exécution ». La remarque, qui accompagnait le dévoilement d'un nouveau document stratégique du CNRC soulignait « le souhait, de plus en plus ardent au CNRC, de collaborer, pas seulement avec le secteur privé, mais aussi avec les organismes provinciaux ou ceux qui financent la recherche et la science et technologie (S-T) ». (Research Money, 21 mars 1990)
Le prochain plan quinquennal appelait un relèvement du budget du CNRC de l'ordre de 250 millions de dollars, assorti d'un meilleur financement du Programme d'aide à la recherche industrielle (PARI), d'une réduction draconienne du nombre de vice-présidences, de l'aménagement d'installations en Alberta et au Nouveau-Brunswick ainsi que de l'élargissement des activités à Halifax, à Saskatoon, à Montréal et à Victoria.
S'y ajoutait un projet de 82 millions de dollars pour six initiatives régionales devant répartir les ressources du CNRC hors de la capitale nationale, à savoir :
- le déménagement de l'Institut Herzberg d'astrophysique d'Ottawa dans une nouvelle installation, à l'Université de Victoria;
- la relocalisation d'une équipe de spécialistes en caractérisation des surfaces de la Division de la chimie d'Ottawa au Conseil de la productivité et de la recherche du Nouveau-Brunswick, qui possédait de solides compétences complémentaires en métallurgie;
- le déplacement des experts en polymères de la Division de la chimie dans un nouveau centre technologique de conditionnement des plastiques, à l'Institut de recherche sur les matériaux industriels de Boucherville, au Québec;
- un élargissement de la mission du laboratoire de recherche de l'Atlantique en vue de faire de la section d'Halifax un important centre national en biosciences marines qui servirait la clientèle tant de l'Atlantique que du Pacifique;
- l'expansion de l'Institut de biotechnologie des plantes, à Saskatoon, par l'adjonction d'un incubateur industriel générateur de revenus;
- la création, à Calgary, d'un laboratoire « majeur » du CNRC, spécifiquement orienté vers l'économie albertaine.
Le plan était audacieux et mettait le CNRC en collision directe avec le gouvernement fédéral, déterminé à maîtriser coûte que coûte la dette nationale, en pleine ascension, ainsi qu'à mettre un terme à la récente, mais mauvaise habitude du CNRC de dépenser plus que ce qui lui était alloué chaque année.
Deux mois à peine après son arrivée, en juillet 1989, Perron supprima le poste de quatre vice-présidents et exprima clairement son point de vue sur les dépassements budgétaires.
« Le manque à gagner des trois dernières années est tout simplement inacceptable… Je n'ai pas la patience voulue pour diriger une organisation de cette manière », déclara Perron à Research Money (27 septembre 1989).
À ce moment, le CNRC avait entamé des pourparlers avec le Conseil du Trésor en vue de conserver non pas 20 pour cent des avoirs découlant des contrats, des contributions, des projets conjoints et des redevances, comme c'était le cas alors, mais la totalité de ceux-ci. Selon Perron, si un tel arrangement atténuait en partie les pressions budgétaires, la production et la rétention de revenus ne devaient pas devenir une obsession pour autant.
« Certes, nous devons optimiser nos revenus partout où la chose est réalisable, mais il ne faut pas y voir la panacée aux problèmes que le CNRC éprouve depuis quelques années », avait-il confié. « Je ne crois pas que le CNRC doive mesurer son succès par les sommes qu'il engrange. Les véritables étalons de la réussite demeurent l'influence qu'il exerce sur la création de nouveaux partenariats et son effet de levier. »
Achèvement de la transformation en instituts
Dans de telles conditions, Perron prit sans tarder les mesures à l'origine de la réalisation qui s'est gravée le plus profondément dans les mémoires : le passage du CNRC au modèle des instituts que Bruce Doern, chercheur en politiques publiques de l'Université Carleton et auteur de l'ouvrage The National Research Council in the Innovation Policy Era (University of Toronto Press, 2002), qualifia de « revirement complet de sa structure ».
Doern écrit que Perron utilisait « les objectifs de revenus comme principal substitut au rendement », partant du principe qu'un « institut doté de multiples installations devrait viser des rentrées plus élevées, car il effectuerait des essais et dispenserait des services par définition ».
Les nouveaux instituts furent conçus pour être relativement autonomes et interdisciplinaires, le CNRC devenant en quelque sorte une société de portefeuille. Gravitant autour de technologies clés — dont bon nombre suscitaient l'intérêt de l'industrie —, les instituts étaient pourvus d'un comité consultatif piloté par des entreprises et étaient tenus de déposer un rapport annuel ainsi qu'un plan d'activité s'appuyant sur des objectifs de rendement et de revenus. Pareils changements avaient la faveur du gouvernement fédéral, et furent applaudis par le Conseil consultatif des sciences et de la technologie, groupe consultatif noyauté par l'industrie que le gouvernement avait mis sur pied et qui avait pour réputation d'inciter les laboratoires fédéraux à se tourner davantage vers l'industrie.
« Pendant des décennies, le CNRC a fait appel à des groupes consultatifs externes et à des comités associés pour parfaire la planification et l'évaluation de ses travaux de recherche. En septembre 1990, ses dirigeants ont adopté une approche plus systématique en ce qui concerne les réactions extérieures à l'égard des plans et priorités des instituts et programmes. Une commission consultative a été créée pour chaque institut et grand programme du CNRC et comprend des scientifiques, des ingénieurs et des chefs d'entreprise canadiens et étrangers. Ces commissions permettent une approche systématique pour associer les intervenants traitant avec le Conseil au processus de planification et de gestion. »
« Tout a changé. Perron avait choisi cette solution parce qu'il voulait que la plaque sur la porte signifie quelque chose et que les instituts apprennent à se gérer eux-mêmes », reprend Willis. « Nous (les cadres supérieurs du CNRC) étions là pour guider stratégiquement le président et conseiller les instituts sur les plans de l'administration et de la logistique. Mon rôle consistait à les aider de nombreuses manières, pas l'inverse. Le changement était extrême. »
Administrer une grande organisation est un trait que l'on associe souvent à l'ère Perron, d'où le renforcement du poste de directeur général, l'obligation, pour chaque institut, de dresser un plan d'activité, et l'insistance que chacun poursuive assez de recherche pure pour faciliter la collaboration avec le secteur privé et les ministères ou organismes fédéraux.
« Il savait ce qu'il faisait. Sa mission était de prendre le CNRC, une sorte de bric-à-brac scientifique, et de le remettre dans la bonne direction en y martelant la notion de gestion », poursuit Willis. « Il n'était pas aussi dictatorial qu'il paraissait. L'administration n'avait pas de secrets pour lui. Il nous a appris à gérer — il voulait que l'élément humain des ressources soit administré avec beaucoup plus de soin qu'il ne l'était auparavant. »
Les scientifiques du CNRC n'embrassèrent pas d'emblée le modèle des Instituts qu'on leur imposait. En effet, ils se sentaient plus à l'aise au sein d'une division, ce qui est compréhensible, et craignaient que le changement ne freine leurs travaux, en grande partie initiés à l'interne. Daniel Wayner, qui a travaillé 33 ans au CNRC et dirigeait une équipe au nouvel Institut Steacie des sciences moléculaires à ce moment, se souvient de cette transition comme d'une période tumultueuse.
« Le passage au modèle de l'institut supposait un changement fondamental en vertu duquel la recherche n'était plus définie par une activité — chimie, physique, biologie — mais par des résultats, une tentative qui n'a pas totalement réussi », estime Wayner. « Perron n'a pas eu la tâche facile. Le gouvernement lui avait clairement fait entendre que des changements s'imposaient, qu'il y aurait des coupures au budget et que l'on devrait appliquer des priorités à une organisation qui, en pratique, n'en avait aucune. Le CNRC devait être restructuré pour s'engager dans une autre direction. Perron s'est heurté à une vive résistance de la part des chercheurs, qui éprouvaient même du ressentiment à son endroit, parce que leur vie venait d'être chamboulée. »
L'éminent chercheur et spécialiste de l'attoseconde du CNRC, Paul Corkum, se souvient de la confusion engendrée par l'introduction de l'institut en tant que modèle et les changements que cela supposait. Des équipes ont été démantelées puis reconfigurées, ce qui a entraîné le départ de plusieurs scientifiques essentiels.
« Perron a perturbé beaucoup de choses et j'en ai subi les contrecoups dans une certaine mesure, sans doute positive, même si je ne l'ai probablement pas vu ainsi à l'époque », relate Corkum. « Je faisais partie d'un groupe qui étudiait la fusion par laser, un sujet à l'avant-plan dans tous les domaines. Puis Perron est arrivé et a défait le groupe… Je suis persuadé que la désolation qu'il a semée dans cette vaste équipe a percé une ouverture à travers laquelle j'en ai créé une nouvelle. On peut donc dire que, dans une certaine mesure, j'en ai bénéficié. »
Style de gestion
Beaucoup voyaient dans Perron un gestionnaire autoritaire et intransigeant, ce qui a eu pour effet de renforcer le vent de révolte qu'avaient suscité les changements découlant des coupes budgétaires et de l'avènement des instituts. Les chercheurs plus âgés, habitués au style de gestion universitaire de William Schneider et de Larkin Kerwin, furent ceux à s'y opposer le plus farouchement. En 1990 et 1991, la refonte des programmes incita 140 employés du CNRC à plier bagage, tandis que six postes de vice-président étaient éliminés. Doern écrit que, pour Perron, « voir partir quelques scientifiques et gestionnaires de la "vieille garde" était une bonne chose », car il était peu probable, estimait-il, qu'ils accueillent bien les changements auxquels il songeait ou ils « avaient perdu le souffle de la jeunesse en tant que chercheurs ». Pourtant, c'est à Perron que l'on doit l'introduction au CNRC du premier système de gestion des ressources humaines digne de ce nom, un système qui insistait sur l'évaluation du rendement, avec la dégradation dramatique des relations patronales-syndicales qui s'ensuivit et lui valut l'ire de l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC).
Dans un rapport de l'IPFPC daté de 1994, les employés qualifient les valeurs que prônait le CNRC de « bureaucratiques, procédurières, régies par l'économie et le contrôle, conservatrices, amorphes, prudentes à l'excès et autoritaires ». Pour Willis, l'opposition à la nouvelle structure en instituts et à la quête d'une plus grande pertinence pour l'industrie était à la fois compréhensible et justifiée.
« Les chercheurs les plus anciens estimaient avoir le droit de poursuivre leurs travaux et l'on me l'assenait constamment. Certes, les scientifiques ont le droit d'entreprendre des recherches, mais le gouvernement a également le droit d'indiquer vers quoi il préfère voir ces recherches s'aiguiller et il n'est pas tenu de les financer. Un compromis s'impose. Nous avons accordé aux instituts la liberté d'utiliser une partie des fonds comme ils l'entendaient et les chercheurs consacraient une partie de leur temps à des projets de "science pure"... Il n'en irait pas autant après les coupures. Nous n'avons pas mis à pied tant de gens. Nous avons seulement changé leurs projets. Cela faisait partie de la consolidation et du recentrage », reprend Willis. « Ce n'était pas délibéré. Nous avons dû nous adapter parce que les programmes ont été amputés au temps de Kerwin et de Perron. Les scientifiques en place depuis longtemps estimaient être en droit d'effectuer des recherches… Mais ils faisaient toujours partie d'une équipe, d'un programme intégré. Bref, la pilule a eu du mal à passer, surtout chez de nombreux chercheurs qui avaient connu l'époque Schneider. En revanche, il est intéressant de noter que ces changements ont emballé les plus jeunes. Le simple fait de travailler au CNRC et de collaborer avec des entreprises, avec l'industrie et, à l'occasion, un pays étranger les enthousiasmait. Les plus jeunes ont très bien réagi au changement. »
Perron entreprit d'autres modifications structurales en 1992, modernisant les laboratoires techniques dans le cadre d'un plan quinquennal, lancé en avril 1993, et prévoyait une réduction des activités pour le bien public en contrepartie d'une collaboration plus étroite avec l'industrie en R-D, qui « créerait de la richesse ». Par définition, les laboratoires techniques entretenaient des liens plus étroits avec l'industrie que les autres services de l'organisation, plus axés sur la recherche. Il était donc naturel qu'ils se concentrent sur la genèse de revenus et les interactions avec l'industrie.
« Nous vendrons nos technologies et notre expertise beaucoup plus agressivement à l'industrie », avait déclaré Joe Ploegg, vice-président du groupe Génie. « Jusqu'à présent, nous n'avions jamais cherché activement avec qui travailler, nous attendions que les clients se présentent à nous. » (Research Money, 30 septembre 1992)
Le plan consistait à scinder les quatre instituts techniques du CNRC en dix. L'Institut de génie mécanique donnerait notamment naissance à trois instituts qui se consacreraient à la fabrication, à la machinerie et à la mécatronique et au génie environnemental, sous la direction de Willis. Avec pour axes les ressources, la fabrication, les transports et la construction, le réseau de laboratoires techniques devait abattre les obstacles entre les instituts et offrir à l'industrie un plus large éventail de compétences, dans toutes les disciplines.
Le changement eut un impact sur la manière dont les promotions étaient accordées au CNRC et les critères pour favoriser l'avancement et distribuer les récompenses dans l'organisation.
« Il ordonna les choses, mais il n'y eut pas tant de changements que cela. Perron voulait juste que l'on en fasse plus… Une activité que nous voulions souligner était le rayonnement... Compter les articles et les citations ne suffisait plus. Nous nous penchions aussi sur les résultats », poursuit Willis. « Conséquence? Le génie bénéficia d'une meilleure reconnaissance, car ses activités étaient manifestement plus en phase avec le monde extérieur. »
L'Institut canadien de technologie industrielle de Winnipeg devient l'Institut du biodiagnostic
La réorganisation du CNRC connut une autre tournure : l'harmonisation des instituts avec les besoins présents et futurs de l'industrie. Un des changements les plus apparents fut la transformation de l'Institut canadien de technologie industrielle de Winnipeg en Institut du biodiagnostic (IBD). Le nouvel institut se composait d'une vingtaine de professionnels de la R-D venant du service de recherche en imagerie qui faisait auparavant partie de l'Institut des sciences biologiques, à Ottawa. Le groupe relevait d'Ian Smith, natif de Winnipeg, qui en était le directeur général. Le changement fut facilité par l'injection inattendue de sept millions de dollars dans le projet par Diversification de l'économie de l'Ouest Canada, une somme qui couvrait à peu près le tiers de ce que coûta la création de l'IBD.
« Pierre Perron était très à l'écoute de l'industrie. J'entretenais d'excellentes relations avec lui, sur la direction que nous devions prendre. Nous avions vraiment le vent dans les voiles à l'époque… C'était très, très sain », déclare Smith, avant d'ajouter que l'IBD avait incité des entreprises comme Siemens et General Electric à emboîter le pas. « Perron était le bureaucrate par excellence. Quand il entrait dans un laboratoire, il demandait : "Combien de pieds carrés? Avec quelles compagnies faites-vous affaire?" L'industrie était sa pédale d'accélération. »
Les liens du CNRC avec le gouvernement fédéral
Si l'on se souvient surtout de Perron pour avoir contribué à accorder les activités et les aspirations du CNRC avec les priorités S-T du gouvernement, c'est Willis qui, à l'époque, était en grande partie chargé des contacts quotidiens entre l'organisation et Industrie Canada. Pendant la présidence de Perron, William Wiengard était ministre d'État aux Sciences et à la Technologie au ministère de l'Industrie, des Sciences et de la Technologie (nouveau nom du ministère de l'Industrie et du Commerce à partir de 1990). Selon Willis, les liens que le CNRC entretenait avec le ministère étaient « très ouverts et solides », malgré la compétition qui opposait les deux organismes. En effet, si Industrie Canada appuyait le CNRC, cet appui n'allait pas jusqu'à lui octroyer les fonds supplémentaires qu'il réclamait.
Le financement et les difficultés d'orientation du PARI
Lors du règne de Perron, notamment les années qui l'ont immédiatement précédé et celles qui ont suivi sa nomination, le PARI avait vu son budget passer de 66,8 (1986) à 76,1 millions de dollars (1994). Tout a changé avec l'examen des programmes. Le budget du PARI a été gelé, même réduit, pour chuter à un creux de 64,5 millions en 1990. Il devait d'ailleurs rester sous la barre des 70 millions les trois années suivantes.
L'érosion est survenue en dépit du succès remporté par Glegg, qui était parvenu à élargir les activités du PARI au-delà des petites entreprises, avec des projets plus ambitieux, voire d'envergure internationale, comme le Programme d'apports technologiques (PAT), qui aidait les entreprises plus modestes du Canada à acquérir les droits leur permettant d'exploiter la technologie étrangère. Glegg, qui a occupé le poste de vice-président à la technologie du CNRC de 1977 à 1990, est considéré comme l'un des principaux architectes du PARI et de son système de gestion par programme.
« Keith Glegg est celui qui nous aidait à marcher droit. Gestionnaire de haut vol, il comprenait vraiment l'utilité de la collaboration. Le PARI, c'était lui », affirme Willis.
On ne se souvient pourtant pas de Perron comme d'un farouche partisan du PARI, s'il faut en croire Denys Cooper, ce qui expliquerait la stagnation de son budget. Arrivé au PARI en 1973 comme conseiller en technologie industrielle, Cooper en a été nommé directeur du transfert de la technologie en 1989. Selon lui, Perron était réfractaire à utiliser les fonds du CNRC pour financer le PARI. Les activités internationales du programme ne lui plaisaient pas.
« J'ai pris part au PAT pour faciliter l'introduction de nouvelles technologies au Canada. Il s'agissait d'un excellent programme, auquel participait le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, de même que les conseillers scientifiques et les agents de développement technologique dans divers pays », explique Cooper. « Puis Perron a déclaré que nous ne devrions pas nous occuper de telles foutaises. Nous avons donc supprimé le PAT tout en poursuivant ses activités à son insu. (Arthur) Carty était très porté vers l'international, il appuyait nettement cette démarche. »
Perron réagit aux préoccupations concernant le PARI
Perron en était à mi-chemin de son mandat quand la divulgation du plan stratégique du PARI engendra un tollé de son conseil consultatif. Le plan réclamait 80 millions de dollars de plus en trois ans et l'interruption des projets de plus grande envergure (le volet R du PARI) par un plafonnement du financement à 350 000 $. Les ressources du PARI se diluèrent encore plus quand celui-ci fut chargé d'appuyer d'autres initiatives gouvernementales, notamment le Plan vert, avec l'injection de cent millions de dollars pour mettre au point de nouvelles technologies environnementales.
Le PARI était la cible d'une enquête par le Comité permanent de l'industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes qui avait entendu deux membres du conseil consultatif du PARI critiquer de façon virulente son plan stratégique. Face au Comité, ces personnes avaient déclaré ne pas avoir été assez consultées lors de l'élaboration du plan; elles soutenaient de surcroît que le plan stratégique menaçait de détruire le réseau mis sur pied par le PARI avec les spécialistes et les services d'autres laboratoires fédéraux. (Research Money, 30 octobre 1991)
Dans le témoignage qu'il livra au comité de la Chambre, Perron nia que le conseil consultatif n'avait pas été correctement consulté, défendit le plan stratégique et rejeta l'idée que l'on sépare le PARI du CNRC.
Pareille suggestion n'avait « aucun sens », d'après lui, ainsi que le rapporte une entrevue donnée par Perron en 1991. « Je ne vois pas comment le CNRC pourrait remplir sa mission, qui est de répondre aux besoins des Canadiens d'un océan à l'autre, si l'on nous prive d'un tel instrument. »
Le plan stratégique, très controversé, et le témoignage des deux membres du conseil consultatif au comité de la Chambre des communes mirent le feu aux poudres. Perron adopta une mesure « draconienne » : dissoudre le conseil de dix membres du PARI et confier l'orientation du programme à son comité de régie jusqu'à ce qu'un nouveau conseil consultatif soit constitué. Selon un conseiller du PARI, les rapports entre le conseil consultatif et la haute direction du CNRC étaient tellement tendus que, si Perron ne l'avait pas dissous, les membres du conseil auraient sans doute remis leur démission par dépit. (Research Money, 18 décembre 1991)
Perron entreprit aussi d'étouffer les critiques voulant que le PARI soit mal représenté à la haute direction qui fusèrent au départ de Glegg, qui comptait le PARI parmi ses responsabilités. Perron y réagit en créant le poste de vice-président du PARI, qu'il confia à Clifford Baronet, vice-président du génie, à qui avait été confiée la supervision du PARI après que Glegg eut quitté le CNRC.
Aide inattendue du budget pour le PARI
Une modeste hausse de budget, inférieure à un pour cent, en 1992 incita le PARI à accentuer son influence financière et technique en explorant de nouvelles avenues avec des organismes spécialisés dans le transfert de la technologie et le financement de la R-D, notamment l'Agence de promotion économique du Canada atlantique, la Société de développement industriel du Québec et le ministère de l'Enseignement supérieur, de la Formation et de la Technologie de la Colombie-Britannique.
À l'époque, le budget annuel du PARI gravitait autour des 85 millions de dollars (fonds des autres sources inclus). Le comité de la Chambre des communes en avait recommandé une hausse draconienne, à 220 millions de dollars en 1998. Le CNRC préconisait plutôt un budget de 125 millions, car il craignait d'être incapable de gérer celui de 220 millions sans passer par une augmentation considérable du bataillon de conseillers en technologie industrielle ni de s'occuper de diverses initiatives pour le compte des autres organismes ou ministères.
En 1993, le gouvernement donna finalement suite aux demandes réitérées concernant le redressement du budget du PARI, appuyées par une multitude de clients, de groupes industriels et même le Conseil consultatif national des sciences et de la technologie (CCNST), son propre organe consultatif, en approuvant une hausse de 83,3 millions de dollars en cinq ans qui permettrait au PARI de porter le nombre de conseillers en technologie industrielle de 75 à 225. Deux tiers de ces derniers travailleraient avec des organisations faisant partie du réseau du programme. (Research Money, 16 décembre 1992)
Départ de Perron : les motifs
Malgré les liens étroits qu'il entretenait avec l'administration fédérale du « centre-ville », le président ne cessait de voir ses frustrations augmenter à cause de ce qu'il appelait de « l'intransigeance budgétaire » et l'incapacité des politiciens et des fonctionnaires à reconnaître à leur juste valeur les contributions du CNRC à l'économie canadienne et à l'économie du savoir.
Perron annonça qu'il quitterait son poste dans une lettre de quatre pages, envoyée aux employés en août 1993, dix mois avant la fin de son mandat. Dans sa lettre, il exhortait le gouvernement à nommer « sans tarder » son successeur, afin que « le prochain plan à long terme puisse être finalisé et intégré au processus décisionnel gouvernemental ».
Perron prit cette décision lorsqu'on l'informa que le CNRC n'échapperait pas aux coupes générales que subiraient les opérations du gouvernement. Résultat : les activités du CNRC se résorbèrent jusqu'à 15 % entre 1995 et 2000. (Research Money, 8 septembre 1993)
Perron avait aussi reçu pour instruction d'affecter une partie des fonds du CNRC à d'autres priorités fédérales en matière de science, notamment l'Observatoire de neutrinos de Sudbury, dont les coûts s'étaient avérés supérieurs à ceux prévus au départ. Perron ne manqua pas d'exprimer sa frustration dans sa lettre aux employés du CNRC.
« Notre gouvernement ne devrait pas affaiblir davantage le soutien déjà anémique qu'il apporte à la R-D par des réductions et des coupes… De telles mesures sont vouées à l'échec, car elles ne font qu'affaiblir encore plus l'infrastructure nationale et mettent en danger la compétitivité du pays à long terme… Tous les paliers du gouvernement et le secteur privé doivent se donner la main pour doubler, sinon plus, les efforts nationaux déployés dans la R-D au cours de la prochaine décennie si l'on veut que le Canada ait la moindre chance de figurer parmi les grandes puissances économiques. Malheureusement, le taux de croissance de l'économie et la lourdeur de la dette nationale deviennent une telle fixation que l'on néglige souvent ces importantes considérations. Pour composer avec les réalités fiscales, on a tendance à se concentrer sur les économies rapides, tout en perdant de vue le long terme et les répercussions désastreuses de pareilles décisions. »
« Il est resté cinq ans, jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus. À la fin, son seul souhait était de partir », confie Willis. « Certes, il connaissait les politiciens et savait comment composer avec eux. Il parlait leur langage. Il a entrepris de profonds changements durant ses premières années au CNRC et a terminé ce que Kerwin avait commencé. »
En dépit de sa brièveté, la présidence de Perron eut un impact largement qualifié de significatif. Perron guida le CNRC à travers les réalités fiscales de l'époque et restructura l'organisation afin qu'elle réponde aux enjeux auxquels le Canada était confronté à l'aube du numérique, avec l'émergence de la biotechnologie et de la science des matériaux. Quoiqu'elles ne soient pas reconnues par tous au CNRC, on admet désormais que les réalisations de ce fonctionnaire aguerri, de formation scientifique, ont préparé le terrain à l'intégration au plus vaste écosystème de la S-T fédérale que vit maintenant le CNRC ainsi qu'à ses contributions à cet écosystème.
Après avoir quitté le CNRC, Perron laissa la fonction publique pour prendre sa retraite à Cap-Rouge, en banlieue de Québec.